En 1907, à Paris, Sara Stern, née à Odessa en 1885, rencontre Robert Delaunay, né à Paris la même année. Elle est passée par l’académie des beaux-arts de Karlsruhe, lui par les ateliers d’un décorateur de théâtre. Ils ont séparément la révélation du postimpressionnisme et du fauvisme selon Matisse. Elle sait aussi ce qui se passe en Allemagne : le groupe Die Brücke, avec Kirchner et Heckel. Sa connaissance est d’autant meilleure que celle qui se prénomme désormais Sonia épouse en 1908 le critique et marchand Wilhelm Uhde, qui vit en France depuis 1904 et développe un réseau dont Picasso, Braque et Kahnweiler sont quelques-uns des principaux points d’attache. Comme ses nus et portraits le montrent, elle est alors mieux informée et plus avancée que celui qui n’est encore qu’un débutant partant accomplir son service militaire à Laon.
N’empêche : ils se plaisent assez pour que, dès le retour de Robert l’année suivante, ils se revoient et nouent une liaison. Elle divorce en 1909, ils se marient en 1910. Fondation de la famille Delaunay. Bien plus : création de l’entreprise familiale Sonia et Robert Delaunay, spécialisée dans l’art abstrait et ses applications à tous les secteurs d’activités. Les Delaunay sont non seulement le premier couple d’artistes qui ait durablement fonctionné sur le mode de l’initiative partagée, mais les premiers à avoir fait de leur couple une cellule de production et de leur nom une marque.
Pour montrer tant d’activités et de nouveauté, le Musée national d’Art moderne et le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, qui n’ont guère l’habitude d’opérer de concert, se sont associés. Côté Ville, Madame reçoit l’hommage d’une rétrospective très complète et bien conçue. Côté Beaubourg, Monsieur fait l’objet d’une exposition plus réduite, consacrée à ses monumentales participations à l’Exposition universelle de 1937. Riche en documents, plans et photographies, elle est précédée de la plupart des toiles et des panneaux décoratifs que possède de lui le musée. Ces époux inséparables se trouvent ainsi séparés, alors que leurs œuvres ne se comprennent qu’en corrélation. Distinguer une toile de Sonia de 1913 ou 1915 d’un Robert de la même année est difficile. Qui commence ? Qui suit ? La question n’a guère de sens. On suppose les conversations entre eux dans l’atelier, les hypothèses lancées, les dessins « pour voir ».
secondé par apollinaire
A partir de 1910, ils traversent ensemble le cubisme de Braque et Picasso, d’abord cézannien, puis fragmenté et elliptique. Ils ne le comprennent pas, car il ne peut convenir à leur passion frénétique de la couleur. Pour la justifier, Robert se réclame de l’analyse spectrale de la lumière et des recherches de la physique optique. Il est plus que secondé par Guillaume Apollinaire, qui théorise pour lui l’« orphisme », et par Blaise Cendrars, dont Sonia enlumine en 1913 La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Les couleurs primaires et complémentaires sont posées soit en cercles ou courbes concentriques, soit en triangles et rectangles. Elles doivent agir ensemble, par harmonies et dissonances, selon le principe dit du « contraste simultané ». A ces notions et ce vocabulaire, qui se réclament des sciences, répondent les sujets : mécanique de l’aviation et hauts faits de Blériot, splendeurs de la ville éclairée par le gaz puis l’électricité, le bal Bullier. La tour Eiffel, quoique datant de 1889, devient pour eux le signe distinctif de la modernité. Modernité « simultanée » donc : le terme convient à la création en effet simultanée des deux Delaunay.
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